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L’animation

L’animation a été réalisée entièrement sur After Effects (illustrations vectorielles sur Illustrator). Interdisciplinaire, ce travail important réalisé à plein temps sur toute une semaine s’accompagne d’une soutenance écrite faisant le lien entre la vidéo produite en cours de Graphisme et Animation, et le livre de l’auteure étudiée en Français et Histoire de l’Art.


La soutenance écrite

Le rouge et le bleu

1/ Elfriede Jelinek et l’impossibilité de la femme artiste

Renoncer à sa féminité afin d’obtenir une place d’artiste reconnue dans la société ou continuer à se soumettre, séduire et non être séduite, pour avoir une vie amoureuse et sexuelle accomplie? Il faut faire un choix et choisir, c’est se priver. La cohabitation des désirs est difficilement possible: c’est l’un ou l’autre. En effet, le statut de créateur a longtemps été l’apanage des hommes, comme tout statut dépendant d’une profession ou d’un talent quel qu’il soit d’ailleurs. Ne remarquet-on pas chez les femmes-artistes reconnues, tout autant que les philosophes, médecins ou politiques, un dépouillement de leurs accessoires féminins ostensibles et le désir de se fondre dans le look masculinisé noir, sobre, sombre, car cela les crédibilise? Selon Jelinek, le seul moyen de transgresser l’ordre établi et d’accéder au statut que mérite un artiste nécessite d’abandonner sa féminité car “la création artistique féminine est un tour de force sur le plan psychologique: chez Bachmann comme chez Jelinek, la protagoniste doit renoncer à sa féminité car la création artistique requiert une volonté et une rationalité masculine”.

Cela dit, la femme met hommes et femmes au monde, c’est un pouvoir irréfutable, un pouvoir de création inné, intrinsèque! L’homme en ressent une frustration. La sexualité est apparue chez les êtres vivants pour mieux mélanger les chromosomes afin d’augmenter la qualité de notre code génétique. Dans l’absolu, la femme pourrait se passer de l’apport masculin. D’ailleurs, nous sommes toutes et tous d’abord fœtus femelles à la conception, la différenciation se faisant au 4ème mois de gestation. Cela doit faire peur aux hommes depuis la nuit des temps. Ils ont rassemblé leurs forces, ils en ont plus que les femmes grâce à leurs hormones mâles, les ont impressionnées et gardées sous leur coupe, afin de s’en protéger… Et de commander entre eux. En accédant à ce statut de créatrice, puisque si elle parvient à s’y élever, la femme se retrouve en quelque sorte comme un homme dans un monde d’hommes, elle perd la possibilité de conserver le statut de femme potentiellement disposée à une relation amoureuse (et tout ce que cela implique, à savoir fondement d’une famille, gestion d’un ménage, etc). Cette incompatibilité est à l’origine de la lutte de Jelinek et de tant de femmes qui tentèrent comme elle d’entrer dans ce monde dont l’accès et l’usage leur étaient refusés et si hostiles, tour de force qui nécessite de se défaire de son étiquette d’épouse-femme de ménage! Il est si cruel de devoir choisir entre la voie de l’épanouissement dans une passion, une discipline, ou la voie de l’épanouissement dans l’amour, la sexualité et la famille, en sachant que le choix de l’un entraînera la privation de l’autre, si on n’y prend pas garde!

Il y a une sorte de colère évidente énoncée avec certitude, qui semble impossible à contenir dans ses textes, un peu comme s’ils étaient écrits en désespoir de cause. Dans ma vision de jeune fille optimiste (certains diront même quasi-utopiste) et pacifiste, je pense que ce sont nous, les jeunes femmes, ne souffrant plus autant de cet enfermement dont nos ainées ont souffert, nous dont la destinée et l’horizon sont aussi ouverts et larges aujourd’hui que ceux de nos amis masculins, nous devons apaiser cette haine et améliorer petit-à-petit nos rapports par le dialogue, la compréhension mutuelle. Cela ne veut pas dire que l’égalité est définitivement acquise, elle est si récente par rapport à la domination masculine qui sévit depuis plus de 5000 ans! Encore aujourd’hui, certaines injustices me choquent. Cela me permet de comprendre la révolte qui anime Jelinek, au même titre que toutes les femmes issues de la “Women’s Lib”.

Pourtant, si la façon de réagir de Jelinek peut paraître exagérée, cela ne remet pas en question la réalité de la lutte pour l’égalité des sexes en elle-même. Cette lutte me semble entamer aujourd’hui un nouveau tournant, et plus nous avançons, plus nous avons la force et la volonté de dialoguer. Il s’est créé un espace agréable de liberté entre homme et femme pour accueillir ce discours. La voix que nous avons durement acquise à travers toutes ces années de révolte est de plus en plus entendue et respectée en Europe, c’est de bonne augure. Les horreurs perpétrées par les mères dans le monde musulman, telle l’excision (la croyance selon laquelle une femme qui prend du plaisir comme un homme va aller le chercher, deviendra incontrôlable et se détournera de son foyer en est la cause) ou la lapidation et le meurtre légal d’une épouse en cas de suspicion d’adultère dans certains pays, par contre, nous font froid dans le dos. Il n’y a pas de mot assez fort pour exprimer la cruauté de ces actes et la douleur des victimes qui subissent ces persécutions.

2/ Les sous-entendus (sexistes) du langage

Parallèlement à son combat pour le droit des femmes, Jelinek développe un intérêt pour le sous-entendu dans le langage. Elle fait preuve d’un réel scepticisme face aux mots, remet en questions la façon et la raison qui nous pousse à choisir tel ou tel mot, et elle exploite autant les doubles-sens que leur sonorité, tentant dans ses textes de transgresser le flux de parole, de lui ouvrir une nouvelle dimension, s’appliquant à déverser un flot de mots continu avec rythme et souci du son qu’ils provoquent, comme on compose une mélodie, une mélodie vive (cela se voit particulièrement dans Jackie), tranchante, saccadée, acérée comme la colère d’Elfriede Jelinek contre la domination masculine, qu’elle ressent même jusque dans l’aspect du langage.

En effet, le genre, en grammaire française, peut changer le sens d’un même mot et comme par hasard, lorsqu’il est “féminisé”, devient souvent péjoratif (un maître / une maîtresse, un chien / une chienne, …) ; il en va souvent de même aussi pour le vocabulaire employé pour décrire une situation selon si on parle d’un homme ou d’une femme: un homme qui séduit et a des relations avec des femmes “à la chaîne” (voire même parfois en même temps) sera appellé un Don Juan, alors que s’il s’agissait d’une femme, on dirait tout de suite que c’est une prostituée. Ce sont ces “écarts de langage” que Jelinek entend corriger par son style d’écriture.

3/ Exprimer la lutte, canaliser la rage

Qui parle de musique, de rythme et de mélodie peut penser à la danse. Une danse puissante, pleine d’énergie, de saccades, de précision et souvent d’emphase; je veux parler du tango: danse autrefois réservée aux hommes dans les milongas de Buenos-Aires. Elle se pratique en couple hétérosexuel de nos jours (il y a ici une mini-victoire de plus à célébrer pour la place de la femme), et mime les gestes saccadés, parfois envoûtants, décisifs et tranchants d’un combat, où tour à tour chacun essaie de mener la danse. C’est ainsi que se pose la première pièce de mon travail. Cette danse à la fois sensuelle et brutale qu’est le tango symbolise parfaitement d’idée de la relation amoureuse que se fait Jelinek: une conquête guerrière, qui commence par une déclaration de guerre ou d’amour (pour elle peu de différence), se poursuit par une lutte acharnée où règne un rapport de force constant et se termine, bien trop souvent hélas, par le “crime raffiné” dont parle Ingeborg Bachmann. Ce crime consiste en ce que la femme subit ce que l’homme lui impose, doit suivre les désirs de son partenaire ou convoité pour parvenir à assouvir les siens, et si l’homme se lasse ou la rejette, elle ne peut que se résigner. Mais dans le tango, elle peut saisir sa chance et profiter de ce corps à corps pour enflammer sa proie, la soumettre, en lui laissant croire que c’est lui qui choisit alors qu’il est sous l’emprise du désir qu’elle suscite. Voilà pour le côté guerrier du tango, qui n’en reste pas moins une danse dans laquelle équilibre et complémentarité sont des bases très importantes, tant dans le visuel que dans le mental des danseurs.

La danse du couple choisie comme ingrédient principal me permettait désormais d’apporter dans mon animation tout à la fois une notion d’équilibre avec une possibilité d’inclure le rapport de force que soutient Jelinek à propos de la relation entre homme et femme. Dans ce cas précis, quelle serait l’origine de leur rapport de force? À cela, la réponse m’apparut évidente: l’ art. L’art au féminin et l’art au masculin, qui s’affrontent tout en se complétant: mes danseurs gladiateurs amoureux se matérialisent dans mon imagination sous la forme simple d’un pinceau, dont chaque trace sur la piste de danse, blanchie au talc faisant glisser les pas et les faux-pas, laisserait une image forte qu’on ne verrait qu’à la fin. Elle serait contrastée au maximum, positif-négatif comme le noir (bleu) dans le blanc (rouge), le blanc dans le noir: le Yin et le Yang! Durant la danse, l’homme-pinceau qui exerce son art en se sentant dans son bon droit combattrait un peu, puis finirait par s’allier à la femme-pinceau qui lutte avec brio pour être son égal et arriver à ce que Jelinek aurait tant voulu accomplir: vivre comme une femme et un artiste tout à la fois par une manœuvre commune, asexuée, d’un genre nouveau.

4/ Le sens du vêtement et de la couleur

Il existe encore un “pôle d’obsession” de Jelinek que j’ai jusqu’ici passé sous silence: la mode et le vêtement. Cette passion, qui entre dans les stéréotypes des préoccupations qualifiées de féminines par les hommes, lui a attiré les foudres de bien des militantes féministes. Son goût pour l’habillement va bien plus loin que celui d’une simple amatrice de shopping: elle décortique littéralement le sens des vêtements, pousse le vice jusqu’à écrire une sémiologie du vêtement en tant que science rationnelle et modélisable. C’est justement ce regard perçant qu’elle pose sur Jackie Kennedy et son image, icône des années 60, en décortiquant sa garde-robe (et même celle de ses rivales!) dans son monologue, et ce jusqu’à ce que mort s’en suive! Il me fallait donc intégrer cet élément important de l’univers de Jelinek dans mon animation. Il apparaît à divers endroits: d’abord, les pinceaux sont habillés et c’est grâce à ces vêtements que l’on identifie leur genre.

Ce serait comme une mini application par le spectateur de la sémiologie du vêtement. Inconsciemment: il “lit” dans ce veston bleu, couleur habituellement assignée aux hommes et aux jeunes enfants garçon, que ce pinceau ne peut être que masculin, et il décode de la même façon par la robe rouge, couleur féminine sexy et attirante, au dos nu du pinceau comme étant une tenue de femme. Quoique l’on pourrait renverser, dans un nouvel exercice de style, la comparaison des couleurs aux genres, le bleu étant celle de la vierge Marie depuis 2000 ans, Yin, et le rouge celle du combat, de la force et du sang, Yang. D’où le mélange subtil et complexe de mes deux personnages: Carl Jung nous avait mis devant une évidence intime avec sa théorie “Anima und Animus”, nous avons tous une part de féminin et de masculin en nous. Tout est question de dosage, de mélange sur notre palette! C’est tout à fait comparable au mélange des gamètes que nous impose la nature dans la reproduction.

5/ Un dénoument en demi-teintes

Pour clore l’animation, entièrement vue de profil durant la danse dans le but de cacher le sol au spectateur, on aurait un plan d’ensemble, vu de dessus, du résultat de la danse des pinceaux: un corps de femme peint en rouge par le pinceau femme, et un vêtement et des cheveux (on peut même imaginer qu’il s’agit d’une perruque) peints en bleu par dessus dans le style de ceux de Jackie par le pinceau bleu. Cela signifie que même si l’homme tente d’imposer une apparence à la femme pour la soumettre à ses propres goûts, la femme en elle-même reste immuable, conservant ainsi un espoir inextinguible. Les deux pinceaux contemplent côte à côte leur œuvre commune: c’est le début du dialogue, du projet commun, le premier questionnement qui nous emmène, je l’espère, vers l’égalité absolue et définitive entre homme et femme.

Tout en illustrant l’univers de Jelinek qui me sert ici de contre-exemple, mon animation se veut donc être une actualisation et un symbole d’espoir pour les femmes. Ce choix qu’elle a eu à faire, celui de choisir entre une condition de femme ou une condition d’artiste et contre lequel elle s’est tant battue et débattue se retrouve transposé à la danse des pinceaux, dont l’aspect onirique et chargé de sens nous emporte et nous fait souhaiter que l’espoir ressenti à la fin pourtant mitigée de ce rêve, devienne un jour réalité.